On m'a posé une question concernant les juteux chez Clostermann mais je poste ma réponse ici :
Ah les juteux-chefs, ces sous-officiers supérieurs sans lesquels l’armée ne serait pas tout à fait ce quelle est.
Depuis le temps qu’ils hantent les souvenirs de tous les homo casernus qui se sont sentis persécutés alors que l’institution militaire ne cherchait qu’à les préparer à mourir pour la patrie et surtout pas à leur apprendre à plaire aux filles.
Et on en a écrit des choses sur les juteux :
- Citation :
- . Parmi toutes les misères que la guerre nous enfante, le dépôt, c'est-à-dire la vie de caserne à l'heure où l'on se bat, la farce du temps de paix lorsque d'autres se tuent, l'adjudant chien de quartier quand l'ennemi sort ses crocs, − le dépôt avec ses corvées, ses sous-offs, son poste de garde et son major, le dépôt pour un homme sensible dont l'amour-propre se rebiffe, est une épreuve rude et lugubre, car la bêtise y prospère comme crapauds en mare; ... R. Benjamin, Gaspard,1915, p. 109.
2. Elle s'apprivoise, nous écoute et même nous pose des interrogations d'un ton rogue : − Pourquoi que vous appelez l'adjudant : le juteux? H. Barbusse, Le Feu,1916, p. 83.
3. « Les livrets matricules sont conservés dans une boîte ad hoc. « Qu'est-ce que ça veut dire, ad hoc, mon adjudant − En bois, qu'il répondait. Une boîte ad hoc, c'est une boîte en bois » ... R. Vercel, Capitaine Conan,1934, p. 31
Les histoires d’adjudants sont innombrables, mais commençons par le commencement, c’est-à-dire expliquer quels sont les traits caractéristiques de cette catégorie de sous-officiers.
La première caractéristique par laquelle on reconnaît un adjudant sans coup férir est qu’il ne parle qu’au passé :
De mon temps…Dans mon régiment… Quand j’étais jeune… Vous auriez vu comment ils vous auraient dégommé les combattants du Viêt-Minh, etc.
La deuxième caractéristique est sa propension à parfaire votre instruction (militaire s’entend) en vous racontant sa vie cabossée chaque fois qu’il est de bonne humeur (c’est-à-dire quand il vient de faire le plein).
La troisième caractéristique est sa composition sanguine dont la teneur en alcool est si élevée et comporte tant de variantes qu’elle a suscité des études approfondies de la part des œnologues de l’INAO.
Ils se sont intéressés en particulier au titre alcoométrique du sang des adjudants dont l’organisme a une capacité sanguine moyenne d’environ 8 litres, et cette mesure a permis de constater que le sang des adjudants contenait, toujours en moyenne et pour un adjudant en fin de carrière, entre 3 et 4 litres d’alcool.
Une autre mesure des laboratoires de l’INAO a porté sur l’acidité volatile de ce sang particulier. Pour mémoire, l’acidité volatile est constituée par la partie des acides gras appartenant à la série acétique, qui se trouve dans les vins à l’état libre, et à l’état salifié.
Elle est formée essentiellement par l’acide acétique, accompagné de petites quantités d’acides propionique et butyrique.
Ont été exclus de l’acidité volatile le CO2 et le SO2 parce qu’il appert que les adjudants les évacuent naturellement par les voies réservées à cet effet.
Cette dernière caractéristique explique aussi pourquoi il serait vain de les provoquer pour un concours de pets.
Enfin, et pour terminer cette petite étude, je me dois de vous conter une petite anecdote adjudantesque tirée de mon expérience personnelle.
Ma petite histoire (vraie) se déroule le 2 mars 1962, une date que je ne risque pas d’oublier, car elle est à la fois la date du 21e anniversaire du serment de Koufra, la date de mon 21e anniversaire et aussi la date à laquelle j’ai effectué en tant que sous-chef de poste la toute première garde jamais organisée par l’Armée de l’Air pour surveiller l’escale aérienne du Centre d’Expérimentation Militaire des Oasis, une base secrète que la France avait construite dans le Hoggar au printemps 1961 pour tester l’arme atomique par des tirs souterrains plus discrets que les tirs aériens de Reggan.
Pourquoi une première garde de nuit me direz vous, et bien parce que jusqu’en février 1962, l’Armée de l’Air n’avait pas jugé utile de faire garder l’escale aérienne du CEMO pendant la nuit.
Sitôt le dernier avion posé, en général c’était le Noratlas apportant le courrier entre 21 et 22 heures, tous les personnels quittaient l’escale après avoir éteint la balise NDB (1) et on laissait les avions stationnés sur le parking sous la seule protection des magnifiques nuits étoilées du Hoggar, des fennecs, des gerboises, des fouette-queues ou des vipères à cornes (lubriques ?).
Si vous aviez fréquenté ces lieux, vous sauriez bien combien les pauvres bidasses souffraient de la soif, et que malgré les cachets de sel obligatoires nous devions constamment boire et encore boire pour survivre dans ce monde hostile.
Les pompiers de l’escale, grands spécialistes du feu brûlant et de tout ce qui est liquide, avaient réussi à faire venir clandestinement un frigo à pétrole qui leur avait été livré nuitamment et discrètement grâce à un équipage de Noratlas complaisant.
Malheureusement pour nous, pompiers et membres de la Section Transmission Base Sahara voisine qui partagions l’utilisation de ce bar clandestin, lors d’une nuit sinistre de février 1962 le frigo à pétrole prit feu, embrasant au passage le local des pompiers attenant.
Le scandale fut énorme et l’Armée de l’Air sommée d’organiser un service de garde nocturne avec des sentinelles disposées aux points stratégiques et des rondes de surveillance.
C’est ainsi que le 2 mars 1962, je me suis retrouvé de garde comme sous chef de poste à proximité du tarmac qu'on voit sur la vue ci-dessous, avec en arrière plan la montagne qui servait de repère pour l’atterrissage à vue et que tous les pilotes appelaient "la bite à Camille".
Vers deux heures du matin, je rêvassais appuyé contre le poste de garde quand j’entendis le bruit d’une jeep qui arrivait tous feux éteints par la route depuis la base vie et qui allait bientôt arriver à la barrière où la sentinelle que j’avais placée devait l’arrêter pour lui demander le mot de passe.
Une vue de la base vie où vivaient environ 3000 personnes, militaires et civils du CEA.
La jeep s’arrête, mais rien ne bouge à la barrière, merdum, mais où est donc passée la sentinelle, je rentre en hurlant dans le poste de garde pour réveiller tout le monde et nous voilà partis en courant avec nos Mat 49 en direction de la barrière toujours fermée.
Au même moment la sentinelle arrivait en courant tant bien que mal, car il était en train de remonter son pantalon après avoir posé une sentinelle bien à lui et bien odorante derrière une dune.
Au volant c’était l’adjudant-chef Launey qu’on appelait Pois (va savoir pourquoi !) qui nous mitraillait des yeux.
Je lui demande le mot de passe et il crie, arrête tes conneries, tu ne me reconnais pas ?
Bande de connards, il n’y avait personne à la barrière, à Dien-Bien-Phu je vous aurais fait fusiller.
Bon, ça c’était bien passé finalement, c’était un juteux de l’Armée de l’Air, pas un dur de l’Infanterie de Marine ou de la Légion, et à part la bonne engueulade ce n’était pas allé plus loin.
C’est aussi ça un adjudant-chef.
La carte des lieux :
Et la zone des tirs souterrains français de 1961 à 1966 :
(1) Une balise non directionnelle (NDB) est une station radio localisée en un point identifié, et utilisée en tant qu’aide à la navigation aérienne. La balise d’In-Amguel émettait en morse et toutes les 15 ou 20 secondes un signal d’identification de trois lettres propre au site sur la fréquence de 400 kHz, puis le reste du temps, une porteuse continue permettant la localisation de la balise par radiogoniométrie depuis l’avion en approche..